" Instants donnés" : Robert Doisneau au Musée Maillol

" Instants donnés" : Robert Doisneau au Musée Maillol
La voiture fondue - 1944 - Robert Doisneau ©

Rencontrer une photographie de Robert Doisneau, c’est un peu comme être surpris par une soudaine averse d’automne. On se retrouve là au milieu du chemin, ébahis, trempés de la tête aux pieds. Quelques secondes plus tard, le soleil revient et nous gratifie de ses plus beaux rayons.

Chacune des 400 photographies de l’exposition « Instants donnés » (sélectionnées sur l’immense œuvre de 450 000 clichés de la collection Doisneau) a été pour moi une révélation, un voyage dans le temps, une ode à la vie. L’exposition, qui s’est tenue entre les murs du Musée Maillol du 17 avril au 12 octobre 2025, se présentait comme une rétrospective poétique et sensible de la carrière prolifique de cet artiste français phare. Qui ne connaît pas, en effet, Robert Doisneau, photographe de l’entre-deux guerre, l’amoureux des rues de Paris, le braconnier d’instants fugitifs? Ses clichés en noir et blanc, que l'on doit à son célèbre Rolleiflex 6x6 puis à son Leica, ont fait le tour du monde, et sont devenus aussi emblématiques de Paris que ne le sont la tour Eiffel ou la cathédrale Notre-Dame. Nous avons beau avoir accumulé dans un coin de nos têtes des souvenirs ou des perceptions, tout cela s’évapore aussitôt que nous nous retrouvons face à elles. Foudroyés par leur beauté écrasante, nous sommes bien obligés de les regarder à nouveau comme si c’était la première fois.

Il en est de même de l’œuvre de Robert Doisneau. Tout le monde pense la connaître, mais elle n’en finit pas de nous questionner, de nous étonner ou de nous rire au visage, aussi malicieuse que l’enfant farceur perché sur son pan de mur en ruine (Le saut, 1936) – judicieusement choisi, par ailleurs, pour figurer sur l’affiche de l’exposition.


Me voici, ce jour là, passante parmi tant d’autres, venue accomplir ce pèlerinage de l’image aux côtés d’une foule de visiteurs, la plupart étant des personnes âgées. Bon nombre d'entre elles avaient probablement eu pour réalité ce même passé, à des échelles différentes. Pour ma part, bien que ce fut là une histoire de France que je n’avais jamais connue, je me sentais irrésistiblement attirée vers chacune de ces vues d’un autre temps, et particulièrement les moins séduisantes.

La première galerie était de loin, la plus engageante : des enfants par dizaines, jouant, cabriolant, riant, rarement timides, parfois sérieux dans leurs blouses d’écoliers, semblaient vouloir me prendre la main pour m’inviter à les rejoindre. Leur joie de vivre, saisie par l’œil affuté de Doisneau, qui « cueille à ras de trottoir les gosses comme autant d’herbes sauvages surgies entre les interstices de pierre […] » contrastait avec l’univers austère d’un Paris de l’entre deux guerre. Pour nous autres, hommes et femmes du XXIème siècle, pour qui le confort prime plus que tout, cela évoque peut être l’image désagréable d’une grande misère... Mais toute la féérie qu'avaient pour ces enfants ces rues insalubres et leurs pavés disjoints était demeurée intacte, et j'avais le droit de m'en approcher aussi.

J’errais de cliché en cliché, en songeant à toutes ces vies simples et silencieuses qui avaient eu la chance de ne pas disparaitre pour toujours dans le néant et qui étaient parvenues, par miracle, jusqu’à moi. J’observais le dialogue silencieux qui s’établissait entre les visiteurs âgés et ces visages éternels de jeunes Gavroche : certains souriaient, d’autres se renfermaient, plus graves… Avaient-ils eu aussi, comme Robert Doisneau le disait de lui même, l’impression qu’on leur avait « volé leur enfance »? Aimaient-ils se souvenir de ce temps d’insouciance, où était-ce plutôt milles regrets inavoués qui teignaient en cet instant leur regard?

Au détour d’un mur, un couple valsant me sortit brutalement de ma rêverie. Le temps passe, les enfants grandissent, puis deviennent amoureux… Ces adolescents, tournoyant pour toujours dans une ruelle sombre de Paris, me sont apparus comme la plus belle provocation qui soit, un pied de nez d’insouciance à la guerre meurtrière qui venait de se terminer. Je les ai regardé longtemps, gravant chaque détail dans ma mémoire pour pouvoir me souvenir toujours de leur joie.

La seconde galerie me projeta dans l’univers mystérieux des ateliers artistes, véritables cavernes d’Ali baba dont peu de privilégiés possèdent le Sésame et qui m’ont toujours fascinée. On se voyait alors comme introduits par Doisneau lui même, nous livrant l’intimité de l’artiste, autant que sa personnalité propre. Leur œuvre, sans être l’objet principal, transpirait pourtant derrière chaque pinceau laissé là, négligemment, chaque chevalet ou tabouret maculé d’argile. Sur tel mur, un Picasso à l’air grave prenait la pose, drapé comme un empereur romain au milieu de ses toiles, ou facétieux avec ses mains postiches faites de petits pains. Ici, un Giacometti, pris en plongée apparaissait subitement comme si il était lui même devenu l’une de ses sculptures maigres et longilignes dont il avait le secret… Un peu plus loin, Niki de Saint-Phalle trônait, aussi majestueuse que ses « Nanas » démesurées. Chaque cliché était une biographie à part entière : nul besoin de mots, l’image seule, a suffit à me faire entrevoir cet incroyable paysage intérieur – que les artistes ne révèlent d'habitude pas si facilement au premier venu…

Les trois dernières galeries du Musée Maillol présentaient d’autres axes de la carrière de Robert Doisneau, à la fois complémentaires et antithétiques : des salons luxueux aux personnalités mondaines en première page du magasine Vogue, des mutilés des usines Renault aux visages noircis des mineurs, jusqu’à ceux livides, des prostituées de Montmartre, Robert Doisneau semble toujours vouloir nous raconter une histoire. Mais c'est une histoire humaine, sensible, transcendante. Sans jugement, revendication ou même condescendance, il dépeint fidèlement son époque en spectateur avisé et nous permet d’y avoir part aussi.

Chaque personne présente sur ses tirages, devient ainsi « notre prochain » potentiel ; chaque regard, chaque humanité, qu’elle soit laide ou disgracieuse, belle ou noble, semble incarner une parole de L’Évangile.
Alberto Giacometti dans son atelier - 1957- Robert Doisneau ©

Le poète et journaliste français Claude Roy, pour dévoiler ce grand homme (lequel ne se considérait pourtant que comme un simple artisan) avait écrit un poème des plus justes sur son ami Doisneau. Sa vie, qui s’est dévouée comme on le sait pour mettre en lumière celles des autres, apparaît ici dans toute sa bonté et sa simplicité :

«  Bienvoyant, bienveillant, bien vivant,
bienriant, bienaimant, bienvisant,
le coeur sur la main et l’oeil au viseur,
Doisneau qui n’a pas les yeux dans sa poche
Est l’ami et le portraitiste des véritables grands de la terre.
[…]

Sur le trottoir et le pavé,
Sur le zinc ou sur les marchés,
Dans les cours et les ateliers,
Dans les banlieues où il est né…

Il les découvre infailliblement,
chez les princesses et les clochards,
chez les flâneurs et les concierges,
chez les manoeuvres et les soiffards,
[…]

Doisneau ne s’y trompe jamais,
radiographie des sentiments,
Il donne à voir et à aimer,
le coeur des Gens de Qualité… »

Claude Roy


Wolinski Natacha, Doisneau et les gosses de Paris, L'école de la Rue, pour le catalogue d'exposition " Robert Doisneau, Instants donnés" Tempra, Bruxelles, 2025, p. 36.

Claude Roy (fragment de poème intégré dans la scènographie de l'exposition "Robert Doisneau, instants donnés", Musée Maillol)