"La prière du cœur" selon Frère Jean

Au hasard d'un week-end dans les Cévennes, lors des Journées européennes du patrimoine de septembre, me voilà à visiter le Skyte Sainte Foy, sur les hauteurs de Saint-Julien-des-Points. Un lieu de prière orthodoxe qui "dépend canoniquement de l'archevêché russe en Europe occidentale, dans l'obédience du patriarcat œcuménique de Constantinople". Sur le papier, assez éloigné de ma pratique spirituelle. Mais n'est-on pas là pour pousser des portes, avant tout celles patrimoniales ? Dans ce lieu atypique, aux murs rugueux en pierres de schiste, vivent en ermites Frère Joseph et Frère Jean. L'heure est à la découverte de cet ancien prieuré du XVIe siècle qui se présente comme une ferme fortifiée avec des ouvertures sur une cour intérieure surplombant la Vallée Longue. Au fil de la discussion, les questions de rénovation puis de liturgie laissent place à une profonde réflexion sur l'art et la foi, qui vient se confronter à mes aprioris religieux initiaux. Il se révèle que le Skyte Sainte Foy, fondé en 1996, a été suscité par la Fraternité Saint-Martin, une association d'artistes. Lui-même, Frère Jean est photographe.

Avant qu'il n'embrasse sa seconde vie de moine orthodoxe, Frère Jean a parcouru le monde sous le nom de Gérard Gascuel. Photographe de mode et de publicité, il signe les portraits de nombreux artistes parmi lesquels Salvador Dali, Maurice Béjart, Jean-Louis Barrault, le mime Marceau, Olivier Messiaen... Il photographie au 50 millimètres, très près de son modèle, son Hasselblad en mains, pour découvrir "l'homme profond". Converti à la foi orthodoxe au mont Athos en Grèce, aujourd'hui en retrait du monde, il accueille avec Frère Joseph pour des retraites au Skyte les artistes qui en font la demande. Et ils sont nombreux, célèbres d'ailleurs parfois, ceux qui demandent l'hospitalité. "Nous accueillons des artistes, des peintres, des écrivains, des musiciens, des danseurs, des poètes... nous accueillons aussi des artisans: des ferronniers, des ébénistes... Nous accueillons enfin des paysans, des cuisiniers... Un bon pain, un bon miel, un bon fromage, un bon vin font des frères! Nous accueillons des personnes qui témoignent de leur foi par leurs œuvres. (...) La France a besoin de témoignage spirituel. La société occidentale souffre d'un manque de spiritualité, de référence morale. La France a besoin de retrouver la Tradition évangélique et l'enseignement des Pères de l'Eglise", écrit Frère Jean dans le livre sur la Fondation du Skyte Sainte Foy en Cévennes.

Les œuvres artistiques de Frère Jean, ce sont le jardin, la cuisine, la poésie et la photographie. "La cuisine, la spiritualité, l'art en général, ce n'est pas une langue mais un langage universel", confiait-il au journal La Provence en juillet 2023. "Ce que j'aime dans l'art, c'est que l'art se multiplie sans s'épuiser. À travers une belle photo, un beau paysage, un beau chant, les gens sont touchés jusqu'à l'âme et ils ont une mémoire du corps qui va durer toute leur vie, comme un enfant qui se souviendra toujours du gâteau de sa mamie."

La Création de Dieu, socle de la création humaine

Dans l'ouvrage de la Fondation, il écrit encore ce qui est sa profession de foi dans le domaine. "J'aime l'art car il s'incarne pour être visible. L'œuvre nous vérifie. Un érudit peut avoir de belles théories sur la vie spirituelle mais s'il n'a pas d'œuvre qui vérifie son acte il tombe facilement dans l'illusion ou l'orgueil. Le Christ critique souvent les docteurs de la loi qui disent mais ne font pas. (...) Au monastère saint Sabba (dans le désert de Judée, Ndlr), je coupais une carotte pour la soupe avec le Père Barsanuphe, un vieux moine russe de 93 ans. Il se met à pleurer, je tâche de le consoler, le croyant triste. Surpris il me répond qu'il n'est pas triste. "Pourquoi, père, pleurez-vous?", il me répond en élevant la carotte vers le ciel: "Toute la terre a porté cette carotte, toute la pluie l'a arrosée, tout le soleil l'a illuminée... et moi je pense à autre chose." Ce qui faisait pleurer l'Ancien ce n'était pas la tristesse mais son manque de vigilance et d'émerveillement devant la Création de Dieu. (...) Pour le jardin c'est le Seigneur qui fait croître. La Terre, le soleil, la pluie, la graine sont à lui. Je plante, j'arrose en fonction du sol, du soleil et de la lune. Quand je sème les graines je suis trois: moi avec mon mal de dos, la graine en tant que création et la prière en tant qu'ouverture au Créateur. Si j'oublie un des trois mon acte est inutile. Je ne suis que le serviteur de la Création. Il ne faut jamais oublier de rendre grâce à Dieu pour son oeuvre. "Que tes oeuvres sont admirables Seigneur"."

On comprend que pour le moine la prière est un des piliers de la création artistique. En 2023, Frère Jean a signé un petit livre dans la collection "le souffle de l'esprit" aux éditions Actes Sud: la prière du cœur. Il s'agit d'un essai sur la prière qui n'est, selon le moine, ni "une technique élaborée" ni "une formule". "La prière ne s'apprend pas, elle se vit. Ceux qui prétendent enfermer la Présence dans des mots secrets ou des postures compliquées tombent dans la vanité. La prière est l'état du croyant qui se trouve devant Dieu, dans l'attente de la Parousie (Retour glorieux du Christ sur terre, à la fin des temps, Ndlr). Elle est un face-à-face intime, un amour fou, un cœur ouvert qui résonne à l'unisson avec le cœur du Bien-Aimé", écrit-il en préambule. Pourtant, ce livre présente au "pélerin" un chemin, dix étapes à franchir pour aller en profondeur, de la "Purification" à la "Contemplation" en passant par la "Paternité spirituelle" et la "Mémoire de la mort".

Si cet ouvrage ne trouvera pas toujours écho à nos manières de vivre la foi, il a eu l'audace pour moi d'apporter une fraîcheur et un renouveau dans ma manière de penser et de prier. Écrit par un artiste croyant en Jésus-Christ avec une spiritualité vive et éclairée, il puise dans l'art et la Création de nombreux exemples. En ceci, sa lecture a du sens pour moi. Redonner du souffle en cette rentrée et venir secouer certains de mes aprioris.

"la prière du coeur" par Frère Jean aux éditions Actes Sud, 16 euros.