"La vallée de larmes"par Gustave Doré
Ce jour là, alors que je pénétrais dans la longue salle de la peinture du XIXème siècle, la lumière estivale traversait les grandes verrières dans une pluie d'or réconfortante. C'était bien la première fois que je venais au Petit Palais, et j'avançais, subjuguée par tout ce qui s'offrait à ma vue. Dès les premières marches, on est en effet comme happé(e) par l'éblouissant décor : le chef d’œuvre architectural conçu par Charles Girault pour l'Exposition Universelle, est tout aussi somptueux qu'en ses jours premiers. On cligne des yeux, le souffle coupé...
Il y a trop à voir, trop à ressentir pour saisir complètement l'étendue de cet espace. La hauteur du plafond est telle, qu'on se retrouve rapidement à avancer les yeux rivés au ciel, pour contempler le génie de l'artisan autant que de l'artiste. Quant à la résonance verticale qui s'établit entre peintures murales et sculptures aux corps à la fois dansants et guerriers, elle nous fait presque nous sentir en apesanteur...

Telle une abeille à la recherche du nectar le plus subtil, j'errais dans la quatrième salle, lorsque je m'arrêtais éberluée, frappée d'une stupeur soudaine. Je l'avais trouvée... Où plutôt, elle m'avait trouvée, cette œuvre à la présence aussi fulgurante qu'un éclair. D'elle, avait jaillit le fameux "ponctum" de Roland Barthes: ce détail que l'on reçoit en pleine figure et qui donne subitement sens à tout ce qui existe. Je me remis en marche, peinant à respirer, presque intimidée face à cette toile gigantesque aux milles figures contorsionnées.
Ce qui avait accroché mon regard, c'était en premier lieu, un halo chaleureux entourant la silhouette d'un homme tout en blanc qui tranchait par son éclat sur le fond sombre de la toile. Ce clair-obscur si violent, que j'avais aperçu de loin, donnait à cette grande peinture de 4m par 6m une majesté spectaculaire – à côté de laquelle, la Vierge aux Anges de William Bouguereau, (accrochée à sa gauche, d'un grand format également), semblait presque fragile, doucereuse...
Un regard au cartel acheva de me convaincre de la grandeur de l’œuvre autant que de son créateur, car c'était un nom que j'aimais. Artiste de génie, à la fois célèbre et raillé par ses contemporains, mystique et patriote, visionnaire (mais point assez subversif pour convaincre tous les esprits), l'auteur n'était autre que Gustave Doré, connu pour son talent d'illustrateur hors pair – mais qui excella aussi en tant que peintre, sculpteur et même comme musicien.
L’œuvre, intitulée "La vallée de larmes" fait référence à l'Évangile de Matthieu, particulièrement au passage suivant : « Venez à moi, vous tous qui êtes accablés sous le poids d'un lourd fardeau, et je vous donnerai du repos » (Matthieu 11 v 28, Bible du Semeur, 2015). Habilement structurée par plusieurs diagonales qui dynamisent la lecture, et sublimée par ce grand halo audacieux que j'évoquais précédemment, l’œuvre représente le Christ, vêtu d'un vêtement blanc et portant d'une main sa croix, invitant de l'autre une foule grouillante à le suivre. Cette foule, composée d'hommes de tout âge, de femmes et d'enfants, est dépeinte dans une profonde agitation. La palette de tons sombres utilisée, le paysage décharné et aride qui les entoure, ainsi que les postures tourmentées de certains personnages, tout cela renforce le sentiment de vulnérabilité ou d'abandon dans lequel ils se trouvent tous.
Certains sont tombés au sol, comme cette mère épuisée dans le coin droit inférieur, indiquant à son enfant le chemin pour aller à la rencontre de cette lumière salutaire. D'autres sont boiteux, malades, parfois chargés de lourdes chaînes... Riches et pauvres partagent le même sort : aucun piédestal ni gloire ne peut être une distinction propice au Salut, ainsi que Gustave Doré le démontre, lorsqu'il choisi de représenter deux rois aux côtés d'un forçat, regardant dans la même direction que lui. On remarque aussi que la foule ne se limite pas à celle présente au premier plan, mais qu'elle s'étire sans qu'on puisse la dénombrer, jusqu'au coin supérieur droit du tableau, où de minuscules petites figures gesticulantes, semblables à celles représentées par Rodin dans sa "Porte des enfers" (1880-1917), se déversent d'un gouffre obscur duquel elles paraissaient recluses.
Les tenues des personnages renvoient au Moyen-Orient Antique. Mais Gustave Doré connaissait la portée universelle du message du Christ : c'est pourquoi, il a poussé le détail de sa symbolique en représentant des hommes de différentes nationalités, ainsi qu'on peut le voir à la présence d'un groupe de personnes noires se soutenant mutuellement, à droite. Deux autres personnages au teint basané sont également visibles en bas à gauche, au premier plan. La scène représentée pourrait être un arrêt sur image d'une grandiose mise en scène cinématographique, tant l'ensemble vibre de mouvement et de spectaculaire. Magalie Lesauvage, qui compte parmi les rédacteurs de Beaux-Arts Magazine, évoque justement dans l'un de ses articles l'influence considérable qu'à pu avoir Gustave Doré sur le cinéma :
" Trop théâtral selon Zola, Gustave Doré a été reconnu comme l’un des précurseurs du cinéma. [...] Sa Bible influence, un siècle plus tard, les péplums hollywoodiens : son armée égyptienne engloutie dans la mer Rouge et son Moïse sont ceux des Dix Commandements de Cecil B. DeMille. Ses paysages crépusculaires d’Écosse annoncent ceux de l’heroic fantasy [du] type "Le Seigneur des Anneaux" [...]."
Plus on passe de temps devant cette toile, plus notre chemin intérieur s'éclaire ; les ténèbres de l'esprit se dissipent au profit de la lumière éclatante qui jaillit, tant picturalement que spirituellement, de la figure du Christ. Mais cette Lumière qui, ce jour là, éclairait mes yeux physiques autant que ceux de mon cœur, n'était pas du goût de tout le monde. J'observais les visiteurs autour de moi: la plupart étaient occidentaux. Je vis, non sans tristesse, que beaucoup d'entre eux se détournaient du tableau, mus par un sentiment de malaise qui se manifestait parfois par un rictus moqueur... Paradoxalement, maints touristes asiatiques où venant d'autres continents, s'arrêtèrent avec un intérêt manifeste. Leurs yeux étaient plein de cette curiosité enfantine, qui nous rapproche, selon le poète Christian Bobin, du sourire de Dieu.
Lesauvage M., (2014, 20 février), Gustave Doré, artiste du siècle, Beaux-Arts Magasine, https://www.beauxarts.com/expos/gustave-dore-artiste-du-siecle/
Bobin. C., (2013, 30 mai), Le Très-Bas, éd. Gallimard.