"Jésus aujourd'hui ? Il serait sans doute réalisateur"

"Jésus aujourd'hui ? Il serait sans doute réalisateur"

Rencontre avec Jean-Luc Gadreau, artiste, critique de cinéma, pasteur et homme de radio. Cette interview a été réalisée dans le cadre de l'évènement La Place à Paris, où nous avons rencontré différentes personnalités du secteur artistique pour explorer l'intersection de l'art et de la foi.

Jean-Luc Gadreau, tu es à la fois artiste, auteur, critique de cinéma, responsable éditorialiste chez France Culture... Comment te définirais-tu ?

Oui, c'est vrai j'ai plein de casquettes, même pasteur ! Je me définis dans un ministère ou un travail un peu passerelle qui se situe entre église et culture au sens large du thème du terme, les arts et la communication comprises. Un ministère passerelle, c'est-à-dire dans les deux sens : faire connaître le monde de la culture à l'église et la sensibiliser à ce qui se passe dans la société autour d'elle pour qu'elle perçoive là une manière d'entendre le monde et qu'elle puisse y répondre dans ce qu'elle a à apporter.

Cette passerelle, on pourrait dire qu'il s'agit d'une médiation ?

Oui, c'est complètement ça et je pense qu'il y en a besoin parce que c'est souvent deux mondes très séparés l'un de l'autre. Le monde de la culture peut regarder l'église de façon distante et avec toutes les émotions qui peuvent aller avec. Et l'église, je dirais qu'elle n'est pas si intéressée et même parfois qu'elle peut en avoir peur, en nourrissant le sentiment que la culture c'est le divertissement, que ce ne sont pas des choses bonnes pour chrétiens... Bon, là je caricature un peu mais il y a quand même un peu de ça parfois.

Comment est née cette vocation chez toi?

Je suis musicien à la base, j'ai toujours été attiré par les arts ou par la communication. Et en même temps, mon père était pasteur. J'ai grandi un pied dans l'église et un pied à l'extérieur. Je jouais au foot et il y a déjà eu là des choix à faire entre entre le foot le dimanche et l'église. Ce sont des petits détails, mais ça marque quelque chose. Et puis la musique. J'ai joué dans plein de groupes, les premiers groupes de rock chrétiens, "Images", "Nouvelle adresse", j'ai monté "Label 7". Ca a toujours fait partie de moi.

J'ai commencé par des études scientifiques et puis c'était pas mon truc en fait. Donc j'ai fait une école de communication. On était dans le début des années 80, c'était l'essor des radios locales, les radios libres. J'ai fait ce qui était la première école dans le domaine qui s'appelait l'EBS, la European broadcasting school, qui était une école spécialisée dans tout ce qui était radio et télévision. Une école privée donc j'ai fait un prêt étudiant mais ça m'a vraiment fait rentrer dans ce monde là aussi. Et quelque part ça m'a toujours accompagné, avec des moments où j'étais beaucoup plus dans ce monde-là et puis d'autres moins.

Je suis devenu plus tard pasteur alors que j'avais combattu aussi avec ça toute une période de ma vie, peut-être en ayant conscience de la responsabilité qui va avec et puis... et puis finalement, moi je le dis comme ça, Dieu est venu me chercher. J'ai dit OK (sourires), je me suis formé, je suis devenu pasteur.

Je n'ai jamais voulu non plus pour autant lâcher mon intérêt pour la culture. Et puis régulièrement on venait me chercher aussi. Ce n'est pas forcément moi qui essayait de trouver un intérêt dans le monde de la culture mais on me le demandait. J'ai été rédacteur en chef de magazines, j'ai fait beaucoup de radios à cette époque là aussi, notamment pour RCF national. En 2012 on est venu me chercher sur le cinéma pour intégrer un jury à Cannes, le jury œcuménique au Festival de Cannes. Ca a été un détonement intérieur, j'ai découvert un monde que je ne connaissais pas et et là ça a commencé à prendre de plus en plus de place dans mon travail. Jusqu'au moment où je me suis dit "je n'arrive plus à être pasteur et faire ça en même temps". Je sentais que dans l'église autant on me soutenait mais ça commençait à tirailler aussi parce qu'ils me voulaient davantage. Et donc là j'ai dit : "Je pense qu'il faut que je fasse un choix". Et j'ai fait ce qui est pour moi un vrai pas de la foi. J'ai lâché le ministère pastoral pour entrer dans ce monde de la culture tout en restant pasteur évidemment mais plus en responsabilité d'église.

Ma Fédération m'a accompagné dans ce domaine là, puis la Fédération protestante est venue me chercher pour France Culture. Aujourd'hui je ne suis pas déconnecté de l'église parce que très souvent je suis invité pour prêcher et j'ai une attache locale dans l'église là où j'habite mais je suis pleinement consacré à cette médiation entre les deux. Et je trouve ça passionnant ! Il y a tellement à faire, c'est tellement riche.

Est-ce que ce ne serait pas finalement un ministère pastoral dans la culture... ?

Oui. Je dis parfois qu'indirectement, je suis un peu dans un travail d'aumônier dans ce monde de la culture. Nous sommes vendredi (9 mai 2025, Ndlr), je pars dimanche à Cannes pour le festival et dans les festivals par exemple typiquement, je rencontre beaucoup de chrétiens qui travaillent dans ce monde-là, qui viennent discuter. Il y a du contact, du réseautage, des conseils qui sont donnés. J'échange aussi avec beaucoup de gens du métier qui ne sont pas spécialement croyants. Ça m'est arrivé de prier pour la directrice d'un grand festival de cinéma. De prier pour elle sur une terrasse, dans le un-à-un. Comme ça, parce qu'on s'était croisé, qu'on avait discuté. Elle est revenue me voir en me disant: "Il faut que je te raconte un peu ce qui m'arrive..." et voilà, elle m'a partagé ses difficultés. A un moment, elle me dit: "Je crois vraiment qu'il n'y a que Dieu qui peut faire un truc dans ma situation et je crois que discuter avec toi m'ouvre les yeux là-dessus ". Donc on a continué de parler puis j'ai terminé en priant avec elle et en lui donnant des contacts dans son pays... Puis après, ça ne m'appartient plus. Mais typiquement, là on est dans une forme de travail d'aumônerie.

Tu parlais du prix du Jury œcuménique à Cannes. Peux-tu nous en dire plus ?

Nous sommes à Cannes depuis 1974, invités par le festival mais aussi présents dans tous les grands festivals du monde. J'ai été juré à Berlin, à Fribourg, à Varsovie... Il y a des jurys à Venise. Les grands festivals invitent quasiment tous le jury œcuménique. C'est un jury composé de catholiques et de protestants, invités officiellement par le festival pour remettre un prix dans la compétition officielle. Ce sont des professionnels généralement soit du cinéma, soit du monde de la culture. La particularité, c'est qu'il y a des critères spécifiques évidemment. Ils sont d'abord artistiques comme dans tous les autres jurys. Auxquels viennent s'ajouter des critères qui touchent à la fois à l'humain et à la dimension humaniste. Et puis des choses qui font écho aux valeurs de l'Évangile pour le dire très simplement. Au final, ce sont globalement des films qui permettent de réfléchir, de discuter, d'animer des ciné-débats, comme ça se fait souvent où la foi peut être soit un écho du film, soit être secouée, remuée, interpellée par ce qui est véhiculé dans le film.

Le prix du jury œcuménique est remis le dernier samedi, dans un des salons du festival avec le prix de la critique cinéma internationale*. Il y a généralement beaucoup de monde, beaucoup de journalistes. Lors d'une remise de prix, il y a quelques années, Thierry Frémaux (délégué général du Festival de Cannes, Ndlr) était là. Dans son discours, ça m'a marqué, il a dit que c'était peut-être le plus beau palmarès du Festival de Cannes. Un des plus beaux en tout cas parce que finalement, ce ne sont que des films qui restent dans l'histoire du cinéma. Et c'est vraisemblablement dû justement parce qu'on recherche des films qui ont du sens ou qui ont du fond.

Quel film avez-vous récompensé en 2024 ?

Les graines du figuier sauvage, un film iranien, sublime, disponible sur les plateformes. C'est un film magnifique qui parle de la réalité de l'Iran, de l'oppression religieuse et des jeunes qui essayent de se battre. Le tout au sein d'une même famille. C'est infiniment fort. C'est un film par lequel un chrétien ne peut être qu'interpellé, touché. C'est assez typique.

On a remis le prix l'année d'avant à Perfect days de Wim Wenders qui lui-même est un croyant confessant. Ce n'est pas du tout un film religieux mais c'est un film profondément spirituel. Ce film, je dis que c'est un éloge du contentement parce que c'est l'histoire d'un monsieur qui nettoie les toilettes à Tokyo et qui a un sourire constant, qui s'intéresse à tous, aux arbres, à la nature aux gens, lui est plutôt silencieux, plutôt introverti. Et puis, l'une de ses nièces vient le rejoindre. Là aussi il y a des enjeux familiaux. Il y a une histoire qui n'est pas racontée de cet homme mais qu'on peut percevoir dans des petits détails. Ca raconte comment on peut aussi avoir des fractures dans notre vie. Il y a une forme de résilience qui accompagne ça. Magnifique.

Tu évoquais tout à l'heure une "détonation" quand tu es rentré dans le monde du cinéma. Est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi et comment ce genre artistique peut nous parler en tant que chrétien?

Il faut avoir en tête que j'ai découvert le cinéma en intégrant un jury, en étant dans cette dimension de la discussion, de l'échange qui suit le film et de la mise en perspective de plusieurs regards. Je dis aussi que ce qui est valable pour le cinéma est valable pour moi dans toutes les formes artistiques. Le cinéma a un truc particulier, c'est qu'on a un ensemble de choses: de l'image, du son, une histoire qui se raconte et qui dure. C'est un art qui est très grand public, très accessible! J'ai découvert le cinéma autrement qu'uniquement dans le divertissement. Et ça m'a permis de développer une vraie pensée intérieure autour de ce média.

Pour moi, c'est peut-être l'art qui incarne le plus la dimension parabolique. Il y a une histoire qui se raconte, mais en plus, elle est projetée, elle est vue, elle est entendue. Je vais peut-être faire rire mais je pense que si Jésus était là aujourd'hui, il serait sans doute réalisateur. C'est c'est un conteur extraordinaire et je pense qu'il aurait envie de mettre ses histoires sur pellicule ou aujourd'hui en numérique. Mais en tout cas je pense qu'il aurait été un bon réalisateur de films.

Lors de La Place 2025, tu as animé un atelier sur le cinéma comme parabole de notre époque. Tu disais qu'il permet de nous sensibiliser en tant que chrétien au monde autour de nous. Le cinéma nous aide à ouvrir les yeux ?

C'est ça. Je pense que le cinéma est l'occasion vraiment d'entendre la réalité du monde. Il y a quelques films qu'on peut mettre à part mais globalement, le réalisateur a envie de dire des choses de son époque. Et même quand il raconte une histoire passée, elle est toujours quelque part en perspective avec aujourd'hui. Tu vois, je vais à Cannes depuis 2012 tous les ans. Chaque année quand on fait le bilan, on réalise qu'il y a une idée commune. Il y a des trucs qui sont identiques. Année après année, on voit des évolutions. On voit des sujets beaucoup plus présents que d'autres. Pour moi c'est un vrai thermomètre, et en tant que chrétien, en tant qu'église, si on n'est pas sensible à ça, on passe complètement à côté. Le cinéma est un moyen idéal bien meilleur que les informations pour écouter le monde. L'avantage du cinéma c'est qu'on touche à l'art. On est avec des artistes qui créent des choses, qui écoutent eux-mêmes le monde, qui essayent de transmettre des choses et qui sont en dehors de cette obligation d'information. Ils sont dans la liberté de transmettre quelque chose.

Ce qui est intéressant d'ailleurs c'est de mettre un certain nombre d'œuvres en comparaison. Lors de l'atelier, j'ai fait des propositions pour les églises. Je disais par exemple de passer une journée autour d'un réalisateur, de regarder son travail ou de travailler un film en profondeur. Puis d'y réfléchir avec la Bible, avec des discussions. Ce sont des choses qui nous permettent peut-être de revoir notre manière de penser l'église, de penser notre foi, de penser Dieu même et notre relation à Dieu et puis surtout de pouvoir répondre autrement à ceux qui sont là tout autour de nous.

Quel constat fais-tu sur le positionnement de l'église ?

Pour moi le grand drame de l'église, c'est d'être beaucoup trop en circuit fermé. Je crois que l'église est beaucoup trop citadelle et pas assez "église-passerelle". Je viens des milieux évangéliques donc je suis peut-être encore plus critique avec mais je crois que c'est vraiment notre grand défaut dans tous les domaines et dans la forme de l'église... Ca ne m'empêche pas de l'aimer et d'en faire partie. Mais je pense qu'il y a un vrai travail à faire et les artistes qui sont parfois un peu les mal-aimés de l'église et les incompris sont pourtant pour moi les vrais prophètes de l'église. Il y a ceux extérieurs qui peuvent l'être aussi pour nous et il y a ceux qui viennent de l'église et qui peuvent le devenir également.

Est-ce que tu as vu évoluer la place de l'artiste dans l'église ?

Oui elle a évolué mais je ne pense pas dans le bon sens. Il y en a plus et c'est bien mais ce que je regrette profondément c'est qu'on a créé une forme d'artistes dans l'église qui sont des artistes utilitaires pour l'église. C'est à dire qu'en gros les artistes chrétiens travaillent sur commande de l'église pour l'église. Et pour moi le besoin de l'artiste, c'est d'être totalement libre.

Aujourd'hui, on va demander à un artiste chrétien de faire du chrétien. Je le vois notamment avec de jeunes musiciens. Leurs rêves, à une époque c'était de devenir Exo, maintenant c'est de devenir Dan Luiten ou Impact. En fait, c'est de reproduire des choses pour l'église et uniquement dans l'église. La plupart des artistes chrétiens font de la louange. Pour moi leur place, elle n'est pas là. Ils peuvent aussi en faire, il ne faut pas mal comprendre ce que je dis là. Mais leur place, elle est surtout dans le monde. Dieu nous envoie dans le monde, Il ne nous envoie pas dans l'église. On pourrait le décliner dans plein d'autres domaines, mais l'art avec cette dimension prophétique de la parole, doit se vivre d'abord dans le monde.

C'est pourquoi j'encourage les jeunes artistes à aller se confronter au monde: "Vas-y et dis ce que tu as à dire. Et dis-le intelligemment. Rappelle toi que Jésus racontait des paraboles, il ne faisait pas des prédications." Alors bien sûr, il y avait aussi Jean-Baptiste qui prêchait dans le désert. On a aussi besoin de gens qui font ça mais ça, je pense, qu'il y en a plein. Des gens qui racontent des paraboles avec un pinceau, avec leurs mains, avec une pellicule de cinéma ou un instrument de musique, on en manque cruellement. Il y en a heureusement mais il en faut beaucoup plus. Et je dirai même que n'importe quel artiste doit penser à ça en priorité.

Comment est-ce qu'on peut plus sensibiliser l'église à cette problématique ?

Un atelier comme celui d'hier (autour du cinéma lors de La Place, Ndlr) en fait partie. Je ne suis pas le seul. Il y en a d'autres qui amènent aussi ce type de pensée dans le monde évangélique protestant et chrétien plus largement. Il faut en parler il faut éveiller à ça. Arriver à le faire comprendre. C'est pas toujours facile mais vous (Majestart, Ndlr) y participez là par exemple aussi.

Une toute dernière question Jean-Luc. J'ai aperçu un livre de cuisine...

J'ai écrit un livre qui s'appelle A table avec la Bible. 40 recettes qui passent par l'émotion et qui mettent en relation le texte biblique avec la cuisine. On est typiquement dans un livre qui est un livre passerelle, un livre qui fait de la médiation entre la Bible et la cuisine. On a fait une réédition et il y a un volume 2 qui sortira l'année prochaine. Ça intéresse, ça plait et ça plait aux chrétiens mais aussi aux non-chrétiens. On est vraiment dans ce partage parce que finalement la foi, elle s'inscrit dans la réalité de nos vies, dans notre quotidien, donc aussi à la cuisine. Et c'est fou de voir l'importance des aliments dans la Bible. Je disais dans une intervention récemment qu'il y a quatre fois plus l'idée de manger que l'idée de prier dans la Bible. Mais pourquoi ? Parce que autour d'une table, autour d'un repas , c'est là que se passent les choses essentielles et ce n'est pas pour rien que la Cène elle se déroule au milieu du repas. C'est pas pour rien que tant de récits se vivent autour d'un repas, que le dernier moment de Jésus avec ses disciples, avant l'Ascension, c'est autour d'un repas. Jésus dit "j'ai faim" et les disciples, pour la première fois, lui disent qu'ils ont quelque chose à lui donner à manger et lui donne du poisson justement, ce qui n'est pas anodin dans le récit. Ca veut dire qu'ils sont capables maintenant de donner eux-mêmes à manger. Ce n'est plus Jésus uniquement qui doit le faire. Enfin voilà, il y a plein d'histoires magnifiques autour de la cuisine dans la Bible.

Et ce n'est pas pour rien que tu es intéressé par la cuisine, l'art culinaire!

Oui et c'est quelque chose qui est devenu très important dans le monde aujourd'hui, dans l'art. C'est étonnant de voir l'importance que prend la nourriture aujourd'hui justement et la manière de cuisiner, de se comporter vis-à-vis d'elle. Il y a plein d'enjeux qui touchent aussi à notre manière de vivre, à notre éthique et moi ça me parle beaucoup, c'est très complémentaire.

Merci à Jean-Luc Gadreau pour le temps qu’il nous a accordé pour cette interview !


*Le prix du Jury œcuménique 2025 du 78e Festival de Cannes a été attribué au film Jeunes Mères de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Il a également reçu le prix du scénario au Palmarès officiel. Plus d'infos ici.